jeudi 2 juin 2011

LE LANGAGE CONTRE LA DÉLINQUANCE DES CITÉS, OU L’INTÉGRISME HUMANISTE

Certains Français ne connaissent la physionomie des banlieues que par le récit qu’en font les médias traditionnels. Pour d’autres, c’est une réalité. Des milliers de bénévoles et de salariés, en particulier, s’évertuent au quotidien à comprendre, cerner, mesurer les problèmes de quartiers souvent qualifiés, à juste titre, de "zones de non droit". Tous s’accordent à dire que les problèmes sont multiples et liés aux conditions de vie insalubres, à la promiscuité, aux difficultés économiques, sociales, aux inégalités afférentes à la discrimination professionnelle, au déracinement culturel de populations immigrées, à la ghettoïsation en même temps qu’à une mixité ethnique et linguistique digne de la tour de Babel…
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En un mot comme en cent, le fait est complexe. Et s’il avait été simple, nous n’en parlerions plus encore en 2011. Mais voilà qu’en écoutant certains polémistes télévisuels et en m’égarant sur quelque blog, je tombe sur un argument massue. Un évangile dont la simplicité bucolique pourrait désarçonner les acteurs sociaux les plus ancrés sur le terrain : "la violence des cités résulte principalement d’une mauvaise maîtrise du langage. Ramener la lumière de la raison et de la parole et il n’y aura plus de délinquance". Fermez un peu les yeux et laissez-vous envahir par ce souffle éternel de l’esprit, celui-là même qui passa sur Athènes, la Renaissance occidentale, le siècles des Lumières … Le linguiste et auteur du blog assume en outre une filiation idéologique avec Jacqueline de Romilly :
"Apprendre à penser, à réfléchir, à être précis, à peser les termes de son discours, à échanger les concepts, à écouter l’autre, c’est être capable de dialoguer, c’est le seul moyen d’endiguer la violence effrayante qui monte autour de nous. La parole est le rempart contre la bestialité. Quand on ne sait pas, quand on ne peut pas s’exprimer, quand on ne manie que de vagues approximations, comme beaucoup de jeunes de nos jours, quand la parole n’est pas suffisante pour être entendue, pas assez élaborée parce que la pensée est confuse et embrouillée, il ne reste que les poings, les coups, la violence fruste, stupide, aveugle." (Le Point, 25 janvier 2007).
Un tel archétype humaniste n’est ni faux ni pernicieux en soi. La libre communication de ses idées et sentiments, par l’intellect et par le droit, est la condition première de la démocratie. C’est aussi un instrument de paix sociale tant il est vrai qu’elle permet souvent de désamorcer les conflits à tout niveau de l’échelle sociale (de l’unité "couple" à l’ensemble d’une communauté). Cependant, affirmer avec assurance que le langage peut à lui seul résoudre tous les problèmes des quartiers relève autant de la candeur que de l’arrogance.
"Les ghettos urbains ont un langage simplifié qui ne permet pas de s’expliquer. D’où la violence des banlieues".
Que le linguiste qui tient ce discours soit davantage passionné par l’oeuvre de Jules Ferry que par celle de Lévi-Strauss, c’est son affaire. Le problème c’est qu’avant de vouloir transposer un canevas anthropologique aux cités, il est préférable de respecter la méthodologie scientifique en commençant par s’immerger dans l’objet d’étude et en en parlant ensuite.

Trêve de plaisanterie et retour sur terre. Les ghettos urbains ont-ils un langage simplifié ? Pour un fin lettré d’un quartier très chic de Paris, peut-être. Question de point de vue et non vérité absolue. Personnellement, le jugement de valeur "c’est un langage simplifié" me paraît bien plus méprisant que les jurons de certains jeunes. Il ne qualifierait pas autrement les animaux. Mais cette dialectique si inspirée ne s’arrête pas là. "Ils n’ont pas beaucoup de mots dans leur vocabulaire et cela réduit les possibilités de communication". Faux. La sémantique et la sémiotique ne se résument pas aux mots.

Les individus et les groupes communiquent fréquemment sans le recours aux mots (gestes, sous-entendus, codes visuels, vestimentaires…) ou en usant d’un vocabulaire et d’échanges verbaux minimes, sans pour autant sombrer fatalement dans un abîme de violence. Ainsi, les familles d’ouvriers ou de petits paysans les moins portées sur la culture et l’échange verbal, ne sont pas les milieux les plus criminogènes. Inversement, combien de délinquants en col blanc, de serial killer spirituels ou de dictateurs érudits, s’adonnent aux pires perversions en dépit de leur langage "sophistiqué". La subtilité langagière est autant un baume qu’un poison potentiel : tout dépend de l’usage qu’on en fait. Alors bien sûr, le remède universaliste à la délinquance a quelque chose de noble, d’élevé, d’élégant. Il flatte certes l’esprit et le cœur, mais la politique caricaturale et irénique qu’il engendre ne peut se substituer à un programme pragmatique. L’éducation en un volet important, mais pas plus que l’unité de valeurs, la conscience nationale, la solidarité économique, le respect des règles républicaines et de la morale civique, et l’application de la loi.

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